08 avril 2022

Employeur et vidéosurveillance

Employeur et vidéosurveillance

Le TAT accueille une plainte de harcèlement psychologique dans un contexte de vidéosurveillance excessive.

Le 3 février dernier, le Tribunal administratif du Travail entendait une plainte en harcèlement psychologique selon l’article 123.6 de la Loi sur les normes du travail1 dans une affaire qui opposait deux plaignants à leur employeur sur la question de la vidéosurveillance et des interventions inappropriées qui en résultaient.

Dans la décision récente Lazzer c. Magasin Baseball Town inc.2, le juge administratif Pierre-Étienne Morand s’est penché sur les plaintes de deux employés, frère et sœur, qui travaillaient au Magasin Baseball Town Inc., spécialisé dans la vente d’articles et de produits de baseball.

Les faits en cause

Essentiellement, les plaignants réprouvent l’utilisation des caméras par l’Employeur qui, allèguent-ils, s’en sert à outrance pour ensuite leur formuler des reproches concernant leur travail. Alors que l’Employeur justifie cette vidéosurveillance d’abord par un problème de vol à l’étalage et ensuite par un problème d’utilisation des téléphones cellulaires, par les employés, nuisant au service de la clientèle, les plaignants allèguent du harcèlement psychologique et, plus spécifiquement, se sentir « sans cesse sur le qui-vive, stressés par le fait qu’ils soient constamment épiés »pendant qu’ils fournissent leur prestation de travail.

Voici certains comportements allégués par les plaignants à titre d’exemples de harcèlement:

  • Le propriétaire appelle au magasin dès qu’il constate une anicroche dans la prestation de travail du salarié, notamment pour demander où se trouve un employé qui passe inaperçu sur les caméras,
  • La plaignante, qui occupe un poste de responsable sans tout fois être gestionnaire, reçoit un appel du propriétaire qui avait aperçu, au moyen de la caméra, un collègue avec qui elle mange au comptoir sortir son téléphone cellulaire de sa poche et se fait apostropher: « si tu n’es pas capable d’être responsable, dis-le ».
  • Les gérants visionnent chaque lundi les bandes vidéo en différé afin de s’assurer de la prestation de travail lors des quarts de la fin de semaine, où les gérants sont absents.
  • Le propriétaire demande à un gérant d’intervenir lorsqu’il constate que la plaignante s’est absentée trop longtemps aux toilettes. Il demande au gérant de fouiller son sac à main pour s’assurer qu’elle n’a pas son téléphone cellulaire avec elle.
  • Le plaignant rapporte un évènement lors duquel il se rend au travail malgré une commotion cérébrale subie la veille, il se rend aux toilettes pour une vingtaine de minutes puisqu’il ne se sent pas bien et se fait ensuite «ramasser » par un collègue en raison de l’insatisfaction du propriétaire par rapport à la situation.
  • Le plaignant se fait rappeler à l’ordre en se faisant reprocher qu’un employé́ dont il assume la responsabilité pendant le quart de travail n’est pas en train de travailler.
  • Le propriétaire interpelle le plaignant par téléphone en criant et en jurant.

La décision

Dans un premier temps, le juge procède à l’analyse du dossier en revoyant le cadre juridique applicable au harcèlement et à la question de la vidéosurveillance en milieu de travail, à savoir l’article 81.18 de la Loi sur les normes du travail sur le harcèlement psychologique et les dispositions de la Charte des droits et libertés de la personne3 régissant les notions de «condition de travail déraisonnable » et de « respect de la vie privée ». Dans un deuxième temps, il fait un rappel des quatre principes établis par la jurisprudence et la doctrine à prendre en considération dans l’analyse juridique de l’utilisation des caméras en milieu de travail, à savoir :

  1. L’employeur peut, en vertu de la notion de subordination juridique et sa fonction de gestion, contrôler le travail des salariés;
  2. Prima facie, l’employeur pourrait recourir à l’utilisation de caméras pour surveiller le comportement et la productivité des salariés au travail;
  3. Une telle surveillance est permise dans de circonstances particulières, par exemple, lorsque l’employeur peut démontrer qu’un problème sérieux de sécurité existe et que ce type de surveillance pourra à court terme l’aider à le surmonter;
  4. Une surveillance continue pourrait, croyons-nous, constituer une condition de travail déraisonnable et contrevenir à l’article 46 de la Charte des droits et liberté de la personne (Québec).

Ensuite, le juge administratif souligne que « la compétence attribuée au Tribunal par le législateur n’est pas de déterminer, en soi, si la présence de caméra constitue une condition de travail déraisonnable au sens de la Charte », mais plutôt de statuer sur le bien-fondé des plaintes en fonction des critères selon lesquels la notion de harcèlement se définit.

Enfin, il fait siens les propos de Me Carol Jobin en citant un passage d’une sentence arbitrale rendue en 20054 qui envisageait la possibilité qu’une condition de travail déraisonnable puisse constituer du harcèlement psychologique :

Ce qui est interdit parce qu’il s’agit d’une condition de travail déraisonnable, c’est que ces caméras de surveillance soient constamment braquées sur des individus, épiant ainsi systématiquement leurs faits et gestes. Il s’agit alors d’une forme de harcèlement au même titre que si un contremaître s’installait en permanence auprès d’un salarié pour le surveiller pendant toute la durée de son travail.

Conclusions

a) Harcèlement psychologique

Après avoir analysé globalement la situation pour chaque plaignant, le juge administratif retient la version des plaignants en concluant que ces derniers ont subi du harcèlement psychologique, du fait d’une vidéosurveillance excessive.

Au paragraphe 87 de la décision, le Tribunal précise que l’objectif initial de prévenir le vol à l’étalage, auquel cas les caméras sont « en réserve », avait cédé le pas à une situation régulière et systématique en tant qu’outil de gestion et de contrôle du travail de ses salariés, particulièrement lorsqu’ils étaient seuls et sans la présence de gérant. En l’espèce, bien qu’il existât un véritable problème quant au respect de la politique relative au téléphone cellulaire, celui-ci ne permettait pas à l’Employeur de recourir à des moyens allant au-delà de ce qui était raisonnablement nécessaire pour y remédier et qui pourraient prêter flanc à des violations au droit au respect de la vie privée des salariés5.

Le Tribunal qualifie donc la vidéosurveillance de l’Employeur pour assurer le respect de la politique relative au téléphone cellulaire comme un moyen utilisé disproportionné, sachant de surcroît que cette surveillance conduit souvent à des discussions et interventions qui ratissent plus large que la seule question du respect de la politique relative au cellulaire.Pour le juge, cette surveillance n’était pas seulement excessive et déraisonnable mais constituait également une conduite vexatoire.

Par ailleurs, le Tribunal ajoute que les plaignants ont également démontré que cette conduite a causé une atteinte à leur dignité et à leur intégrité physique ou psychologique et qu’elle a entraîné un milieu de travail néfaste. À ce titre, il conclut en soulignant que les plaignants avaient évidemment connaissance qu’ils étaient filmés, pratiquement en tout temps, étant donné les différentes caméras positionnées à différents endroits dans les magasins. Ils se sentaient effectivement constamment épiés en fournissant leur prestation de travail. Enfin, le Tribunal retient que les plaignants ont ressentis de l’anxiété et ont éprouvé un sentiment d’humiliation par la surveillance et ce qui pouvait en découler et qu’ils se sont sentis dévalorisés et blessés dans leur amour-propre. Cette situation a eu pour effet de créer, pour chacun des plaignants un milieu de travail néfaste.

En bref, les plaignants avaient subi du harcèlement psychologique au travail.

b) Obligation de l’Employeur de prévenir et faire cesser

Le Tribunal conclut également que l’employeur avait fait défaut de prendre les moyens raisonnables pour prévenir et faire cesser le harcèlement psychologique en retenant les points suivants :

  • Même si une Politique en matière de harcèlement psychologique avait été mise en place par l’Employeur, il n’y avait que peu de détails sur son contenu, sa diffusion, et la procédure de plainte, le cas échéant ;
  • L’Employeur était bien au fait que la vidéosurveillance constituait un irritant, non seulement pour les plaignants, mais aussi pour leurs collègues ;
  • Les gérants avaient été informés régulièrement par les Plaignants qu’ils en avaient contre la vidéosurveillance et les interventions qui en découlaient. Toutefois, l’Employeur n’avait agi d’aucune façon et sa façon de recourir à la vidéosurveillance du personnel des magasins était demeurée inchangée.

Conseils pratiques

Lorsque le secteur d’activité d’un employeur ou la conjoncture du milieu de travail nécessite la mise en place d’un système de vidéosurveillance, l’employeur devra tenir compte du droit à la vie privée et à la dignité dont bénéficient les employés. Ceci signifie entre autres considérer, si possible, d’autres moyens, moins intrusifs, afin de pallier aux problèmes menant initialement au besoin d’une surveillance afin d’encadrer ou de limiter le plus possible l’impact de celle-ci sur les employés. Par exemple, l’Employeur pourrait demander la présence d’un gestionnaire lors des quarts de travail problématiques. Au surplus, il faut garder à l’esprit que malgré le fait qu’il est reconnu, à l’Employeur, le droit de surveiller le milieu de travail lorsque des motifs valables justifient cette surveillance, celle-ci doit demeurer tout de même raisonnable et certainement ne pas causer aux employés un sentiment de stress et humiliation.

Finalement, et ce n’est pas nouveau, l’Employeur a l’obligation, dès qu’il est mis au courant des impacts non-désirés, néfastes, que ses gestes ou les gestes d’un de ses employés causent dans le milieu de travail, d’intervenir de manière diligente afin d’y remédier. Autrement, il ne satisfait pas aux obligations légales de prévenir et cesser le comportement qui pourrait éventuellement être qualifié de harcèlement.

Article par

  1. RLRQ, c. N-1.1.
  2. Lazzer c. Magasin Baseball Town Inc., 2022 QCTAT 478 (CanLII) https://canlii.ca/t/jm57x.
  3. RLRQ,c. C-12.
  4. Syndicat des cols bleus regroupés de Montréal, section locale 301 et Montréal (Ville) AZ-50315116 (Me Carol Jobin, arbitre).
  5. Lazzer c. Magasin Baseball Town Inc., au para. 94.