24 février 2022

Le harcèlement psychologique dans un contexte de pandémie : les pièges à éviter

Le harcèlement psychologique dans un contexte de pandémie : les pièges à éviter

* Article écrit en collaboration avec Me Sabrina Vigneau-Courchesne

Voilà bientôt deux (2) ans que nous sommes confrontés à la pandémie de Covid-19. Cette crise sanitaire a été catastrophique à plusieurs égards, et ce, partout dans le monde. La santé mentale d’un grand nombre de personnes a été touchée. Bien que le retour éventuel aux bureaux le 28 février prochain soit vu comme une victoire contre cette pandémie, il serait faux de croire que nous retrouverons le monde comme nous l’avons laissé.

En effet, une récente étude conduite par un groupe de chercheurs du Queensland Centre for Mental Health Research a mesuré l’impact de la pandémie sur les troubles de santé mentale et leurs constats sont inquiétants. La prévalence des troubles anxieux et dépressifs a augmenté de façon fulgurante chez tous les groupes d’âge, mais plus particulièrement chez les jeunes adultes et les femmes. Ainsi, en 2020, au Canada, la prévalence des troubles anxieux a augmenté de plus de 19% et de plus de 22% pour les troubles dépressifs1.

Ce constat est d’autant plus alarmant puisqu’une étude prépandémique du Global Burden of Diseases, conduite en2019, démontrait que les troubles anxieux et dépressifs faisaient partie des 25 principales maladies et blessures contribuant à la charge mondiale de morbidité[2]. En d’autres mots, les troubles anxieux et dépressifs sont parmi les maladies ayant le plus d’impact sur l’espérance de vie en santé et la mortalité des individus, et ce, partout dans le monde.

Tel que dépeint par les résultats de l’étude du groupe de chercheurs du Queensland Centre for Mental Health Research, il semble évident que le stress vécu pendant les deux dernières années a eu des répercussions profondes sur les individus contribuant autant au développement de troubles de santé mentale qu’à l’exacerbation de troubles déjà présents. Ainsi, il est possible que nous retrouvions les gens plus stressés, voire vulnérabilisés par la pandémie.

Malheureusement, au-delà des impacts que peuvent avoir les troubles anxieux et dépressifs sur la vie personnelle des gens affectés, les répercussions peuvent s’étendre à leur vie professionnelle. En effet, les individus vulnérabilisés par ces troubles peuvent vivre des difficultés lorsque confrontés à des situations stressantes, telles qu’un retour en présentiel après deux ans de confinement. Dans ces circonstances, nous devons anticiper que certains employés manqueront de ressources pour faire face à leur nouveau quotidien au travail et vivront davantage de détresse psychologique.

Il est important de savoir que la détresse psychologique se manifeste de diverses façons selon les individus. Par exemple, les personnes souffrant de troubles anxieux ou dépressifs peuvent rencontrer des difficultés de sommeil, de concentration et de mémoire. Par ailleurs, l’isolement, l’absentéisme, la baisse de motivation, l’augmentation des erreurs ainsi que la diminution de la performance peuvent constituer des manifestations de détresse psychologique chez les employés. Dans certains cas, les troubles de consommation peuvent également survenir. Un employé vivant de la détresse psychologique peut manifester des réactions émotives inhabituelles, des sautes d’humeur et de l’irritabilité.

Certaines des manifestations comportementales associées à la détresse psychologique, telles que déclinées plus haut, représentent des facteurs de risques associés à l’émergence de conflits, voire de harcèlement, d’autant plus que les victimes et les harceleurs présumés ont potentiellement été fragilisés par la pandémie. Par exemple, un gestionnaire, fatigué par l’insomnie causée par un trouble anxieux, pourrait avoir une réaction émotive inhabituellement forte face à un employé qui arrive en retard. Si ce type de réaction perdure dans le temps ou se généralise, il se peut que certains employés perçoivent leur gestionnaire comme intimidant, incivile, et voire harcelant.

D’un point de vue juridique, il y a donc lieu de se poser la question à savoir si les troubles de santé mentale, notamment les troubles anxieux et dépressifs, doivent être pris en considération dans l’analyse d’une plainte en harcèlement psychologique.

En effet, il serait périlleux de prendre, comme unique point d’analyse, la seule perception de la présumée victime, sachant que ce point de vue est bien souvent très subjectif.

La jurisprudence constante à ce sujet retient donc que la perspective de la victime présumée doit être appréciée objectivement et que le critère d’analyse d’une plainte à être retenu sera celui de la personne raisonnable, normalement diligente et prudente, placée dans les mêmes circonstances que la victime présumée. On réfère alors au modèle subjectif-objectif.

À titre d’exemple, dans l’affaire Ville de Montréal, l’arbitre Hamelin rappelle qu’il faut s’assurer qu’un trait de caractère ou une maladie mentale de la présumée victime n’est pas « à l’origine du déclenchement de l’évolution et de la persistance de la conduite dénoncée »3. Toujours en se gardant bien de poser un diagnostic, la Cour supérieure a aussi déterminé que l’absence d’autocritique et une appréciation nettement exagérée des faits ne cadraient pas avec la perspective de la personne raisonnable4.

Ainsi, lorsqu’on allègue, à tort ou à raison, que la présumée victime présente des caractéristiques particulières comme l’hypersensibilité5 ou encore une maladie mentale comme l’autisme6 ou un déficit intellectuel léger7, ces caractéristiques ne modifient pas les paramètres de l’analyse. Le critère d’appréciation de la personne raisonnablement et normalement informée, diligente et prudente placée dans les mêmes circonstances demeure le même.

Dans l’affaire Wafa Allouch8, décision datant de 2016, mais qui fait toujours autorité, l’arbitre Marc Gravel a ainsi précisé le profil de la personne raisonnable:

  • [466] Après mûre réflexion, l’arbitre, ayant fait le tour de la jurisprudence et de la doctrine en semblable matière, en vient à la conclusion que s’il doit, en qualité de décideur, soupeser les preuves de harcèlement psychologique, il doit le faire à l’aide d’un gabarit qui veut que c’est du point de vue de la personne raisonnable, suffisamment informée de ses droits, qui n’est ni ultrasensible ni exagérément vindicative ou agressive, ni paranoïaque, ni schizophrène,9 qu’il faut prendre la mesure du prétendu harcèlement.

Par ailleurs, dans la décision Centre hospitalier régional de Trois-Rivières (Pavillon Saint-Joseph)10, décision arbitrale considérée comme une autorité persuasive en matière de harcèlement psychologique, l’arbitre François Hamelin distingue le concept de harcèlement psychologique de certaines situations qui peuvent lui ressembler, mais qui lui sont complètement étrangères, notamment, les situations conflictuelles et l’exercice du droit de direction, mais aussi la victimisation et le trouble paranoïaque.

Qu’en est-il du stress engendré par la COVID? Devrait-il être pris en considération?

La réponse à cette question relève d’une analyse au cas par cas, mais a priori la réponse serait non. Dans un contexte hors pandémie, il a déjà été reconnu par les tribunaux que certains milieux de travail ou styles de direction peuvent engendrer du stress, des inconvénients, de l’insatisfaction et des bouleversements, et ce, sans qu’il en résulte nécessairement une « conduite vexatoire » au sens de la Loi sur les normes du travail (RLRQ, chapitre N-1.1)11.

Dans l’affaire Gosselin12, une affaire récente de la Commission de la fonction publique, la plaignante soutenait avoir été victime de harcèlement psychologique de la part de son supérieur immédiat. Elle lui reprochait notamment qu’il avait exigé qu’elle retourne sur les lieux du travail alors que la Ville de Québec était en zone « orange » portant ainsi «atteinte à son intégrité personnelle en raison de l’absence d’émission de directives concernant les conditions de travail aux locaux de l’employeur »13. La Commission avait conclu en l’absence de harcèlement psychologique notant de la preuve que la plaignante n’avait fait aucun effort pour se doter d’une connexion Internet fiable durant la pandémie. En exigeant qu’elle retourne au bureau, la Commission a conclu que le supérieur de la plaignante a raisonnablement exercé son droit de direction en appliquant une orientation gouvernementale voulant que les fonctionnaires réintègrent leur milieu de travail s’ils ne pouvaient accomplir leurs tâches en télétravail, ce qui était le cas de la plaignante.

Il sera ainsi intéressant de suivre les décisions futures pour voir comment le stress et les inconvénients engendrés par la pandémie seront considérés dans un contexte de harcèlement psychologique. Ce point de vue est juridique et s’applique à l’évaluation des plaintes en harcèlement psychologique, mais il va sans dire que les conseillers et conseillères en ressources humaines pourront adopter un angle différent afin de désamorcer les conflits à un stade plus prématuré.

Conclusion

Malgré un retour à un semblant de normalité, il est probable que la pandémie de Covid 19 ne nous laisse pas indemnes.L’augmentation de la prévalence des troubles anxieux et dépressifs est bien réelle, et ce, partout dans le monde. En ce sens, il sera important de demeurer attentifs aux manifestations de détresse psychologique des gens qui nous entourent. Il saura d’autant plus important de tenter de désamorcer les situations conflictuelles générées par le stress de la pandémie et du retour au travail afin d’éviter les recours en harcèlement psychologique.

 

Latitude Management est une firme multidisciplinaire œuvrant en matière d’enquête, de médiation, de formation et de consultation eu égard aux enjeux entourant notamment le harcèlement psychologique au travail. Afin d’offrir à ses clients une offre de services complète, s’est jointe récemment à l’équipe de Latitude Management une psychologue organisationnelle. N’hésitez pas à nous contacter pour en savoir plus.

 

Article par

  1. Santomauro et al. « Global prevalence and burden of depressive and anxiety disorders in 204 countries and territories in 2020 due to the COVID-19 pandemic ». (2021) 398:10312 The Lancet 1700, p. 1706-1707.
  2. Vos, T. et al. « Global burden of 369 diseases and injuries in 204 countries and territories, 1990–2019: a systematic analysis for the Global Burden of Disease Study 2019 ». (2020) 396:10258 The Lancet 1204, p. 1210.
  3. Ville de Montréal et Syndicat des fonctionnaires municipaux de Montréal (SCFP), DTE 2009T-375, Me François Hamelin, para. 76.
  4. Lederc c. Commission administrative des régimes de retraite et d'assurances, 2009 QCCS 3917.
  5. G.F. et Dispro Inc. 2014 QCCRT 0389 et G.F., para. 119 et 160 et Dispro Inc. 2016 QCTAT 2596 (fixation de l’indemnité), para. 63.
  6. Giroux et Café de la Débrouille 2016 QCTAT 2113, para. 19 à 21.
  7. Compagnie A et P.B., 2021 QCTAT 1977, para. 117.
  8. Compagnie A et P.B., 2021 QCTAT 1977, para. 117.
  9. Il n’est pas indiqué dans la décision s’il s’agit spécifiquement d’un diagnostic médical ou de caractéristiques. Nous comprenons cependant que le même raisonnement en employant le test subjectif-objectif doit être appliqué.
  10. Centre hospitalier régional de Trois-Rivières (Pavillon St-Joseph) et Syndicat professionnel des infirmières et infirmiers de Trois-Rivières (Syndicat des infirmières et infirmiers Mauricie/Cœur-du-Québec), (Lisette Gauthier), D.T.E. 2006T-209 (T.A.).
  11. Bangia c. Nadler Danino, s.e.n.c., 2006 QCCRT 419, (révision interne refusée : 2007 QCCRT 63 2007 QCCRT 0063), para. 121; Centre hospitalier régional de Trois-Rivières (Pavillon St-Joseph) et Syndicat professionnel des infirmières et infirmiers de Trois-Rivières (Syndicat des infirmières et infirmiers Mauricie/Cœur-du-Québec), (Lisette Gauthier), supra, note 10, para. 250.
  12. Gosselin et Secrétariat du Conseil du Trésor, 2021 QCCFP 20. [13] Ibid., para. 193.