22 février 2024

Mieux comprendre les microagressions afin de les prévenir : construire l’inclusion au quotidien

Mieux comprendre les microagressions afin de les prévenir : construire l’inclusion au quotidien

Parce qu’en 2024, agir de façon inclusive et avec sensibilité est toujours aussi nécessaire afin de prévenir les comportements inappropriés, qu’ils soient subtils ou flagrants, et de garantir le respect de chacun.

En ce Mois de l’histoire des Noirs, nous souhaitons faire un retour sur les enjeux actuels auxquels de nombreux travailleurs font toujours face, encourager l’éducation continue et inspirer des actions positives pour garantir le respect de chacun en milieu de travail. Dans cette optique, il est important de reconnaître les défis qui subsistent dans les milieux de travail et de mettre en lumière des pistes de solution afin de créer des milieux de travail sains et harmonieux.

Cet article aborde des sujets sensibles qui pourraient déclencher des émotions ou des réactions chez certains lecteurs. Les lecteurs sont invités à prendre conscience de la sensibilité du contenu et à évaluer leur confort émotionnel avant de poursuivre la lecture.

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« Quelle est la différence entre un noir qui va sur la lune et un blanc qui va sur la lune? »

C’est la question posée par le président et le vice-président d’une entreprise manufacturière à ses employés et des tierces personnes en présence d’un ingénieur électrique junior noir. La réponse donnée à la question:

«y’en a pas de différence… les deux sont astronautes» ou «mais vous êtes racistes, y’en a pas de différence».

C’est avec cette « blague de l’astronaute » qu’a commencé l’une des premières interactions entre Monsieur Etien, l’ingénieur junior en question, et le président de l’entreprise Plastiques Qualiplast inc. en 2017. Celle-ci a été racontée à maintes reprises jusqu’en 2019 par le président et le vice-président de l’entreprise, que ce soit en présence d’autres employés, de stagiaires, de fournisseurs externes ou même devant des serveurs lors de 5 à 7 ou lors d’un dîner d’affaires.

Cette « blague » était soi-disant faite dans le but de démontrer l’existence de biais inconscients chez la personne à qui elle était adressée. C’est ce qu’a invoqué la directrice des ressources humaines qui représentait l’entreprise devant le Tribunal Administratif du Travail à la suite d’une plainte pour harcèlement psychologique. Dans cette affaire[1] décidée en août 2023, le Tribunal a conclu que l’ingénieur junior avait été victime de harcèlement psychologique. Il a déterminé que les multiples commentaires et gestes posés à l’endroit de l’ingénieur junior étaient hostiles ou non-désirés, et qu’ils constituaient une conduite vexatoire portant atteinte à son intégrité et entraînant un milieu de travail néfaste. D’ailleurs, le Tribunal a souligné que les faits en cause « n’ont absolument rien d’anodin »[2]. Rappelons aussi que la définition du harcèlement n’exige pas que la personne plaignante prouve l’intention malicieuse ou l’intention de harceler chez l’auteur des conduites[3].

Ce type de comportement n’est malheureusement pas isolé. Rappelons-nous aussi le dossier marquant d’un resto-bar à Montréal qui a demandé à son hôtesse de rentrer chez elle lorsqu’elle est venue au travail avec des tresses africaines dans les cheveux[4]. Les statistiques abondent dans le même sens. En fait, en 2022-2023, 37 % de l’ensemble des enquêtes ouvertes à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) concernaient le secteur du travail, dont 21,95 % étaient des cas de discrimination pour des motifs basés sur la race, la couleur, l’origine ethnique ou nationale[5].

Les faits de l’affaire Etien c. Plastiques Qualiplast inc.

Dans l’affaire précitée, la conduite vexatoire s’est manifestée par l’utilisation du mot en N à plusieurs reprises, ainsi que des remarques récurrentes quant à la couleur de la peau ou l’origine ethnique de l’ingénieur junior, telles que « regardez y’est noir en criss on voit juste ses dents ! », ou « c’est les noirs qui font ce genre de métier… c’est pas normal qu’un blanc fasse ce métier » en parlant du travail d’éboueur.

À une occasion, le vice-président a dit à l’ingénieur junior « Toi mon tabarnak de [mot en N ], touche pas à mon chien ! Si tu touches à mon chien, j’vais te pendre comme on faisait en Afrique du Sud ! » alors que celui-ci a accroché involontairement la queue du chien en rentrant dans son bureau.

Dans sa décision, le Tribunal souligne que le président et le vice-président de l’entreprise ont adopté un comportement inacceptable et qu’ils blasphémaient en s’adressant à l’ingénieur sans aucune gêne ni retenue. Le Tribunal accentue aussi que les paroles et comportements étaient non seulement dégradants et à caractère raciste, mais qu’ils proviennent des deux individus occupant les plus hautes fonctions dans l’entreprise. Aussi, le Tribunal souligne le courage du plaignant et indique qu’il ne peut pas en dire autant pour le président et le vice-président de l’entreprise qui n’ont pas « daigné » se présenter à l’audience[6].

Ces comportements blessants et inacceptables ont créé un environnement toxique et malsain, et l’employeur n’a pas rempli son obligation de prévenir et de faire cesser le harcèlement. Bien qu’il n’utilise pas le terme « microagression », le Tribunal explique qu’en banalisant la situation à travers une plaisanterie de mauvais goût, le président et le vice-président ont contribué à perpétuer des préjugés qui n’ont pas leur place dans un milieu de travail, et qui sont, au surplus, offensants et discriminatoires.

Les microagressions et leurs impacts

En mai 2022, l’Observatoire sur les inégalités raciales au Québec (OIRQ) a rendue publique une étude[7] menée auprès de 137 personnes disant avoir vécu de la discrimination raciale. Selon cette étude, les microagressions (blagues ou imitations, sous-entendus négatifs, critiques à répétition) constituent la forme la plus mentionnée.

Le concept de microagressions fait référence à des incidents ou des comportements quotidiens, souvent subtils et inconscients, qui communiquent des messages hostiles, dégradants, stéréotypés, ou négatifs à des individus en raison de leur appartenance à un groupe marginalisé. Ces actions ou remarques peuvent sembler bénignes ou non intentionnelles pour ceux qui les expriment, mais elles peuvent avoir un impact négatif significatif sur le bien-être et le sentiment d’appartenance des personnes ciblées. Plus spécifiquement, les effets néfastes des microagressions peuvent avoir un impact négatif sur la santé mentale de la personne[8]. Des études démontrent qu’il existe une corrélation entre les microagressions raciales et l’anxiété, la dépression et le stress[9]. Pour les personnes noires et racisées qui en font l’objet, les microagressions peuvent renforcer leur sentiment de marginalisation[10].

Des actes tels que complimenter quelqu’un d’être une exception parce qu’il a réussi, malgré ses origines, d’utiliser des stéréotypes basés sur la couleur de sa peau, d’ignorer ses opinions, ou de supposer à tort qu’une personne racisée occupe un poste peu rémunéré ou ne maîtrise pas la langue locale, sont des exemples courants de microagressions raciales.

Une autre forme de microagression se produit lorsque des personnes disent qu’elles ne « voient pas la couleur » ou que « la couleur de peau n’a pas d’importance », telle que la « blague de l’astronaute » dans la décision précitée. Cela ne tient pas compte de la réalité vécue par les personnes concernées, à savoir que le racisme et la discrimination existent et qu’ils constituent des obstacles à la réussite pour les personnes appartenant à des minorités visibles.

La notion de « microagression » n’a pas encore été abordée par les tribunaux québécois, plus spécifiquement en matière de droit du travail. Cependant, cette notion commence à ressortir dans la jurisprudence d’autres provinces canadiennes. Par exemple, en 2022, la Cour du banc de la Reine de l’Alberta[11] a indiqué que la notion de microagression en tant que forme de discrimination n’était pas nouvelle, et a cité une décision de 2013[12] affirmant l’existence d’un phénomène de biais racial inconscient qui entraîne un traitement différent des personnes noires.

Bien qu’un arbitre en Ontario indique qu’un seul commentaire qui constitue une microagression raciale n’est pas suffisamment grave pour constituer du harcèlement, il souligne la nature inappropriée de celui-ci[13]. Le Tribunal des droits de la personne en Colombie-Britannique rappelle aussi que la jurisprudence reconnait que les stéréotypes ou les préjugés anti-noirs doivent faire partie de la réflexion en analysant des plaintes de discrimination[14]. Même si les microagressions ne constituent pas nécessairement du harcèlement, ce sont des comportements, gestes ou propos qui peuvent empoisonner un milieu de travail et avoir des effets néfastes sur celui-ci.

Pistes d’actions positives

Ces décisions, ainsi que les statistiques de la CDPDJ rappellent que les microagressions, les commentaires discriminatoires et les comportements racistes en milieux de travail restent toujours d’actualité et nécessitent une action préventive si nous voulons les combattre.

Les employeurs peuvent et doivent prendre action afin de prévenir et de faire cesser ces gestes :

    1. Avoir une politique de prévention du harcèlement psychologique et de traitement des plaintes.[15]
    2. S’assurer que la politique est connue de tous et qu’elle est appliquée dans l’entreprise.
    3. Inclure dans la politique des exemples de situations indésirables de manière à permettre aux employés d’identifier les comportements qui ne sont pas désirés.
    4. Identifier les situations à risque et les facteurs de risque présents dans l’entreprise afin de mettre en place des solutions adaptées.
    5. Offrir à ses employés et à ses gestionnaires des formations couvrant non seulement les notions de respect et de civilité en milieu de travail, mais aussi les microagressions.
    6. Sensibiliser les employés à l’importance d’adopter des comportements respectueux.
    7. Former les gestionnaires pour qu’ils puissent intervenir lors des situations de conflit, d’incivilité et de harcèlement psychologique, sexuel et discriminatoire.
    8. S’assurer que les moyens mis en place pour rapporter ou déclarer une situation problématique offrent la discrétion et l’impartialité nécessaires afin de protéger tant les témoins que les parties prenantes de toute forme de représailles.

L’objectif est de fournir aux équipes de travail les outils nécessaires pour identifier et prévenir les microagressions, les commentaires et les gestes susceptibles d’avoir des connotations discriminatoires et éviter qu’ils dégénèrent en une situation de harcèlement ou de discrimination. Il convient de reconnaître que ces comportements, lorsqu’ils se répètent, peuvent constituer du harcèlement psychologique et/ou discriminatoire. Plus un employeur prend conscience de la manière dont les microagressions se manifestent, plus il peut agir pour les réduire et les éliminer. Le fait d’avoir une gestion de proximité, de faire preuve d’écoute active, d’empathie et de bienveillance lorsqu’un employé rapporte une situation difficile, ainsi que le fait de porter une attention particulière aux personnes qui s’isolent, sont d’autres moyens pour favoriser un environnement de travail sain.

Pour approfondir votre compréhension de ce sujet, plusieurs ressources sont disponibles sur le site de la CNESST, dont des guides et des feuillets. Pour toute question en lien avec le harcèlement psychologique, les microagressions ainsi que l’élaboration de politiques, contactez nos expertes chez Latitude : Me Valérie McDuff et Me Alina Mona-Pase.

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[1] Etien c. Plastiques Qualiplast inc. 2023 QCTAT 3610

[2] Id., par. 20

[3] Breton et Compagnie d’échantillons « National » Ltée, 2006 QCCRT 0601

[4]« Montreal restaurant told black hostess she couldn’t wear cornrows at work, ordered to pay $15K in damages », CBC News, 5 décembre 2018, en ligne : https://www.cbc.ca/news/canada/montreal/montreal-restaurant-told-black-hostess-she-couldn-t-wear-cornrows-at-work-ordered-to-pay-15k-in-damages-1.4933326 (consulté le 31 janvier 2024)

[5] Rapport d’activités et de gestion 2022-2023, Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, en ligne : https://www.cdpdj.qc.ca/storage/app/media/publications/RA_2022_2023.pdf (consulté le 1er février 2024)

[6] Préc., note 1, par. 97

[7] « Étude empirique sur les expériences et les perceptions en matière de discrimination raciale dans l’emploi », Observatoire des Inégalités Raciales au Québec (OIRQ), 2022, en ligne : https://efaidnbmnnnibpcajpcglclefindmkaj/https://oriq.info/wp-content/uploads/2022/06/Print-Bulletin-No-2.pdf.

[8]« Understanding Racial Microaggressions and Its Effects on Mental Health », Pfizer, en ligne :  https://www.pfizer.com/news/articles/understanding_racial_microaggression_and_its_effect_on_mental_health (consulté le 14 février 2024)

[9] Shandra, S. Forrest-Bank,  « Understanding and Confronting Racial Microaggression », Critical Social Work, Vol. 17(1), 30 mai 2019, en ligne:  https://doi.org/10.22329/csw.v17i1.5890 (consulté le 14 février 2024)

[10] Id.

[11] Wint v Alberta (Human Rights Commission), 2022 ABQB 87

[12] Peel Law Association c. Pieters2013 ONCA 396

[13] Canadian Union of Public employees, Local 79, Toronto, 2021 CanLII 22022 (ON LA)

[14] Young Worker v. Heirloom and another, 2023 BCHRT 137, par. 53 et s. Voir également : Mema v. City of Nanaimo (No. 2), 2023, BCHRT 91

[15] Loi sur les normes du travail, RLRQ c N-1.1, articles 81.19 et 140. L’employeur qui n’a pas de politique de prévention du harcèlement psychologique ou sexuel et de traitement des plaintes est passible d’une amende allant de 600 $ à 1 200 $ à la première offense. En cas de récidive, le montant passe de 1 200 $ à 6000 $.

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